Triste mais authentique, Richard Mosse nous fait voyager aux Tristes Tropiques.
© Richard Mosse,
burnt panthanal I, impression pigmentaire, 2020
Au printemps dernier, l’espace blanc et minimaliste de la galerie Jack Shainman de New
York fut animé par un corpus d’œuvres photographiques aux couleurs vives et captivantes pour
les amateurs et amatrices d’art contemporain.
L’exposition Tristes tropiques, présentée du 8 Avril au 15 Mai 2021, rend compte du travail réalisé par le photographe irlandais Richard Mosse lors d’un voyage au Brésil. Cette exposition se traduit par une série de photographies aériennes en grand format, présentant des paysages aux couleurs vives, tel que des plans d’eau turquoise traversant des territoires rouge écarlate.
Afin de créer ces œuvres, l’artiste s’est astucieusement outillé d’un drone et de la technologie de système d’information géographique. Il en résulte alors des images exprimées en couleur multispectrales qui, en quelque sorte, brouillent la frontière entre la visibilité et l’invisibilité. Plus précisément, cette technologie s’exécute en capturant des rayons ultraviolets et infrarouges ce qui permet, entre autres, d’identifier les concentrations de CO 2 et de pollution sur les territoires. En effet, chacune de ses créations présente un caractère unique. Par exemple, l’oeuvre intitulé Juvencio’s mine, présente une vue aérienne d’une exploitation minière d’une terre autochtone. Les plans d’eau violets représentent la contamination et la toxicité du mercure accumulée dans les sédiments. Ensuite, l’impression pigmentaire intitulée Burnt panthanal II, illustre en bleu et mauve un sol majoritairement aride. Hélas, cette région était décrite comme un paradis de biodiversité, mais aujourd’hui 25% de sa superficie a été détruite dû aux nombreux incendies.
De plus, cette exposition s’inscrit en continuité avec son ouvrage de 2012 intitulé The enclave dépeignant les conflits armés en cours dans la République démocratique du Congo, qui depuis 1998, ont causé la mort de plus de 5.4 millions de personnes.
Ce chef d’œuvre documentaire fut réalisé grâce à l’utilisation de la pellicule Kodak Aerochrome, une ancienne technologie militaire conçue pendant la Deuxième Guerre mondiale et utilisée pour des missions de reconnaissance. C’est en capturant la chlorophylle de la végétation puis en la traduisant de couleur rose fuchsia, que l’armée déjouait les techniques de camouflage des groupes ennemis. Ainsi, Richard Mosse nous confronte à une tout autre interprétation de la couleur rose, souvent attribuée inconsciemment à la joie et à la légèreté, dans la photographie intitulée Colonel Soleil’s boys. Bien que le projet d’exposition The enclave ne montre aucun acte de violence sordide, les armes et les individus de l’armée juxtaposés aux paysages rose bonbon en font des photographies attrayantes et à la fois déstabilisantes.
Entre utopie et dystopie, Richard Mosse engage notre réflexion sur cette situation de violence perpétuelle et systémique en République démocratique du Congo.
Ainsi, c’est dans le même esprit qu’il exhibe Tristes tropiques; par des couleurs et paysages aux allures fantasmagoriques.
De plus, afin de répondre aux critiques qui laisse sous-entendre que les œuvres de Richard Mosse découlent d’une manipulation numérique, l’auteure Anne Immelé mentionne, dans son article intitulé Richard Mosse : La beauté avant tout, que les photographies sont «produites avec des moyens argentiques et qu’il y a une part d’intuition dans la mesure de l’exposition aux rayons infrarouges. » Cela dit, il serait juste d’affirmer que cette exposition présente un art authentique dont l’acte de manipuler se produit principalement par la beauté. D’ailleurs, cet argument s’appuie sur un commentaire de Richard Mosse dans le cadre d’une entrevue pour le magazine Another. Celui-ci affirme que :
« Si vous voulez que les gens ressentent quelque chose, je dis toujours que la beauté est l’outil le plus pointu de la boîte. »
Ainsi, serait-ce justifié de ressentir un certain malaise face à une photographie d’une crise humanitaire, qui est représentée simultanément avec des couleurs associées inconsciemment à la joie et la beauté ? Plus loin dans cet article, Richard Mosse explique que :
« Cela pose un problème éthique quand on a une belle photographie qui essaie de communiquer la souffrance humaine, alors les photojournalistes ont souvent peur d’aller trop loin dans ce registre, vers le beau. Esthétiser la souffrance humaine est toujours perçu comme insipide ou grossier ou moralement répréhensible, mais mon point de vue est que le pouvoir de l’esthétique de communiquer doit être exploité plutôt que supprimé. »
Certes, les photographies de Richard Mosse sont destinées à provoquer une réaction chez le spectateur. C’est par le sublime et la représentation antagoniste de deux concepts (la beauté et la destruction) que l’artiste pique notre curiosité envers sa démarche créative, afin de saisir toute la teneur de ses œuvres.
Ainsi, c’est à mi-chemin entre le photojournalisme et l’art contemporain que Richard Mosse a transformé l’espace de la galerie Shainman en un lieu témoignant des manipulations dévastatrices de l’homme sur un vaste écosystème fragile et irremplaçable. Il nous raconte une histoire d’actualité tristement vraie en plaçant la criminalité environnementale au cœur du récit. Son travail est sans aucun doute une occasion de réflexion sur la façon dont notre esprit associe automatiquement les couleurs à certaines émotions ou sujets, et nous encourage à dépasser notre jugement dans l’interprétation de tout ce qui nous entoure. En revenant sur le même article du magazine Another, l’auteure Georgia Illingworth écrit que « Le travail de Mosse démystifie avec force la notion de « l'art pour l'art », nous rappelant le potentiel de l'art non seulement pour ouvrir les yeux, mais aussi pour défendre de nouvelles façons de regarder. » En effet, de manière subversive, le travail de Richard Mosse souligne l’importance de regarder les images géographiques sous un autre angle et d’aller au-delà de notre première interprétation. En plus de sensibiliser les gens face aux problèmes environnementaux, son travail permet de garder les discours ouverts sur les enjeux socio-politiques ainsi que les crimes contre l’humanité. Somme toute, grâce à cette révélation transmise par le spectre des couleurs, l’exposition Tristes tropiques nous invite à prendre conscience que parfois la vérité se trouve dans l’invisibilité qui nous entoure. Par la même occasion, cette exposition nous permet de s’interroger sur nos propres démarches artistiques afin de faire lumière sur d’importants enjeux qui nous inspirent à créer à notre tour de façon engagée.
Bibliographie
Campeau, Sylvain. « “The enclave", Richard Mosse. » ETC Media, no.105 (été 2015): 35–39. https://www.erudit.org/fr/revues/etcmedia/2015-n105-etcmedia02011/78395ac.pdf.
Illingworth, Georgia. «The photographer finding beauty in political devastation. » Another Magazine. 16 février 2017. https://www.anothermag.com/art-photography/9547/the-photographer-finding-beauty-in-political-devastation.
Immelé, Anne, « Richard Mosse : La beauté avant tout. » Art-Press, no.438 (Novembre 2016): 44-47. https://www.artpress.com/2016/11/01/richard-mosse-la-beaute-avant-tout/.
« Richard Mosse: Tristes tropiques. » Jack Shainman Gallery. Consulté le 7 novembre 2021. https://jackshainman.com/exhibitions/richard_mosse_tristes_tropiques.